07 Déc Le roi, la blanchisseuse et les 200 000 prisonniers
L’histoire secrète d’Alphonse XIII
Saviez-vous qu’une simple lettre envoyée depuis la France a changé le destin de milliers de personnes pendant la Première Guerre mondiale ? Aujourd’hui, sur le blog de notre école, nous voyageons dans le Madrid de 1914 pour découvrir une histoire d’humanité qui unit nos deux pays.
Lorsque nous pensons à la Première Guerre mondiale (1914-1918), nous pensons généralement aux tranchées, aux batailles et aux généraux. Mais au milieu de ce chaos, il y avait un héros inattendu qui n’a pas tiré un seul coup de feu : le roi d’Espagne, Alphonse XIII.
Comme vous le savez, l’Espagne est restée neutre pendant le conflit. Alors que l’Europe était divisée, Madrid est devenue le seul espoir pour des milliers de familles françaises, allemandes et belges. Mais comment tout cela a-t-il commencé ?
Tout a commencé avec une lavandière française
L’histoire raconte qu’à la fin de l’année 1914, une lettre très différente des autres est arrivée au Palais royal de Madrid. Elle n’avait pas été écrite par un président ni par un ambassadeur, mais par une humble blanchisseuse de la région de Bordeaux.
Son mari avait disparu lors de la bataille de Charleroi y et le gouvernement français ne lui donnait aucune réponse. Désespérée, elle décida d’écrire au seul roi neutre d’Europe : « Votre Majesté, je vous en prie, retrouvez mon mari. »
Une simple lettre a changé le cours de l’histoire : la requête d’une Française a donné naissance au plus grand réseau humanitaire de l’époque.
Alphonse XIII, ému, ne jeta pas la lettre à la poubelle. Il fit appel à ses contacts diplomatiques en Allemagne et, miraculeusement, retrouva le soldat vivant dans un camp de prisonniers. Lorsque le journal La Petite Gironde publia la nouvelle, quelque chose d’incroyable se produisit : des milliers de Français commencèrent à écrire au roi pour lui demander de l’aide afin de retrouver leurs proches.
Exposition « Lettres au Roi ». Article dans « La Petite Gironde » avec remerciements au monarque. PATRIMOINE NATIONAL
La Oficina Pro Cautivos
Ce qui a commencé comme une faveur personnelle s’est transformé en une gigantesque organisation humanitaire. Le roi a créé le Bureau d’information sur les prisonniers (communément appelé Oficina Pro Cautivos ou Office européen de la guerre). Contrairement à la Croix-Rouge, qui gérait collectivement un grand nombre de prisonniers, le bureau d’Alphonse XIII s’est spécialisé dans la gestion « au cas par cas », utilisant la diplomatie royale pour localiser les personnes disparues, gérer les rapatriements et commuer les peines de mort.
Face à l’avalanche, Alphonse XIII décida de formaliser l’opération. Le 24 octobre 1914 est considéré comme la date officielle d’ouverture du bureau. Au départ, celui-ci fut installé dans un petit bureau du Secrétariat particulier. Il devint rapidement trop exigu et occupa trois grandes salles dans l’aile de la Plaza de Oriente, puis finalement des locaux dans les étages supérieurs et les greniers du Palais royal.
Imaginez la scène : les élégantes salles du palais remplies de montagnes de lettres (ils en recevaient des milliers par jour !). Le roi a embauché plus de 40 personnes, dont de nombreuses femmes bénévoles parlant plusieurs langues, pour classer les fiches des disparus par couleur :
– Rouge : pour les blessés.
– Blanc : pour les décédés.
– Bleu : pour les disparus.
Le palais royal de Madrid s’est transformé en un bureau bureaucratique chargé de gérer plus de 200 000 dossiers.
Le plus surprenant, c’est que l’État espagnol n’a rien payé. Le roi a tout financé de sa propre poche, dépensant une fortune en timbres, papier et télégrammes.
Vivant à Strasbourg, une ville qui connaît bien les cicatrices de l’histoire européenne, ce travail revêt une signification particulière. Le bureau d’Alphonse XIII ne faisait aucune distinction entre les camps. Il a aidé les soldats français et allemands de la même manière. Grâce à ce bureau :
1. 70 000 civils ont été sauvés dans les zones occupées.
2. Le rapatriement de 21 000 prisonniers malades a été organisé.
3. Des dizaines de condamnations à mort ont été évitées.
Structure et personnes clés
Si le roi était le cœur, Emilio María de Torres y González-Arnao était le cerveau. En tant que secrétaire particulier du roi, Torres assumait la direction opérationnelle du bureau. Il a conçu le système de fiches de couleurs, comme celui que nous avons mentionné précédemment, pour classer les disparus par nationalité, bataillon et camp d’internement. Il travaillait sans relâche pour classer les demandes et rédiger les lettres diplomatiques. Pour cette tâche titanesque, le roi lui a ensuite décerné le titre de Ier marquis de Torres de Mendoza.
De plus, Luis de Silva y Carvajal, diplomate et aristocrate, était son bras droit. Il était chargé de coordonner le réseau international, servant de liaison entre Madrid et les ambassades à Berlin, Vienne, Paris et Londres.
Le bureau a démarré avec 7 personnes, mais en 1915, il comptait déjà plus de 40 employés.
– Cinq femmes et seize hommes supplémentaires ont été embauchés en juillet 1915 pour taper à la machine et classer des documents, rompant ainsi avec la tradition masculine du secrétariat royal.
– De nombreuses dames de la haute société madrilène (connues dans d’autres contextes sous le nom de « Margaritas » ou bénévoles de la Croix-Rouge, bien qu’elles agissaient ici sous mandat royal) ont aidé à traduire les milliers de lettres qui arrivaient en français, allemand, anglais et italien.
Cependant, le bureau n’aurait pas pu fonctionner sans les « yeux » du roi sur le terrain :
– Alfonso Merry del Val (Londres): Il gérait les demandes britanniques.
– Luis Polo de Bernabé (Berlin): Il a joué un rôle crucial. En tant qu’ambassadeur d’un pays neutre respecté par l’empereur Guillaume II, il avait un accès privilégié aux listes de prisonniers allemands, ce que la Croix-Rouge ne parvenait parfois pas à obtenir.
Mais ce qui rend cette histoire unique, ce ne sont pas seulement les chiffres (plus de 200 000 dossiers traités), mais aussi les noms propres. Le bureau ne faisait aucune distinction entre un simple soldat et une célébrité ; pour le roi et son secrétaire, Emilio María de Torres, toutes ces vies méritaient d’être sauvées.
Connaissez-vous Maurice Chevalier? Avant de devenir la star hollywoodienne qui chantait dans « Gigi », Chevalier était un soldat français blessé et capturé par les Allemands en 1914. Il fut interné dans le camp de prisonniers d’Altengrabow, où il apprit l’anglais auprès d’autres captifs. Grâce à l’intervention directe d’Alphonse XIII auprès du Kaiser Guillaume II, Chevalier fut libéré en 1916, ce qui lui permit de reprendre une carrière qui allait le rendre immortel.
Parmi ces célébrités, deux autres noms méritent également d’être mentionnés :
– Vaslav Nijinsky: Le « Dieu de la danse », grande star des Ballets russes, fut arrêté en Hongrie au début de la guerre en raison de sa nationalité russe (ennemie de l’Empire austro-hongrois). Il fut assigné à résidence à Budapest, où il vécut dans une angoissante incertitude. Après de complexes négociations diplomatiques orchestrées depuis Madrid, le roi obtint sa libération, permettant à Nijinsky de se rendre à New York, puis en Espagne, où la compagnie trouva refuge.
– Arturo Rubinstein: Bien qu’il ne fût pas prisonnier, le virtuose pianiste polonais se retrouva pris au piège du conflit. Grâce à un passeport espagnol obtenu sur ordre du roi, il put voyager librement et développer sa carrière internationale, tout en conservant une profonde gratitude envers l’Espagne.
Cependant, le bureau a également connu des moments de profonde tristesse. L’affaire qui tourmenta le plus le roi fut celle d’Edith Cavell, la célèbre infirmière britannique condamnée à mort par les Allemands en Belgique pour avoir aidé des soldats alliés à s’échapper. Alphonse XIII envoya des télégrammes urgents et mobilisa toute la diplomatie neutre pour demander la clémence, mais ses supplications arrivèrent trop tard. Son exécution marqua profondément le monarque.
L’héritage: « El Archivo de las Lágrimas »
Aujourd’hui, le travail de la Oficina Pro Cautivos est un chapitre souvent oublié, mais essentiel. Il a démontré que, même dans les moments les plus sombres, la diplomatie et l’humanité peuvent sauver des vies, qu’il s’agisse d’humbles blanchisseuses ou de stars du ballet russe.
Aujourd’hui, le Palais royal conserve des milliers de ces fiches et lettres dans les archives générales du palais, un témoignage documentaire unique (souvent appelé « les archives des larmes ») qui retrace les souffrances humaines de la Grande Guerre.
Alphonse XIII fut nominé pour le prix Nobel de la paix, et bien qu’il ne l’ait pas remporté, il resta longtemps dans les mémoires en France et en Belgique comme « le vrai chevalier de la charité ».
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